Joséphine Baker © DR
Osez Joséphine dixit Bashung, fi du Joséphine bashing !
Ambiguë, Joséphine ? Un perpétuel questionnement. « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! », dixit Fanon dans Peau noire, masques blancs. Mieux vaut être L’autre qui danse, même dénudée, plutôt qu’un corps qui se prend les pieds dans ses racines et dans l’inanité.
En tant que Martiniquaise calazaza, je suis bien placée pour savoir que rien n’est tout blanc ni tout noir. La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe. Et la noire colombe ? Il n’y a pas de coïncidences, que des correspondances – autocitation de Rue Monte au ciel. La colonisation battait son plein, l’esclavage n’était pas encore définitivement aboli, sans dire son nom le racisme connaîtrait son plus cruel apogée avec notamment les « zoos humains » des Expositions universelles après avoir atteint son point culminant avec la « Vénus hottentote » Saartjie Baartman exposée dans une cage à Londres avant de devenir un phénomène de foire à Paris, aux États-Unis, où pendaient aux arbres de « strange fruits », corps noirs lynchés, sévissait encore la ségrégation quand fit florès, en France, cette expression métaphorique, qui fit son apparition en 1840.
Le 30 décembre 2021 Joséphine Baker était la sixième femme et surtout la première Noire à entrer au Panthéon. Mais, en son temps, un papillon prétendra dire « combien les jeunes se préoccupent de la salubrité morale de la France ». « Voilà ce qu’écrivaient en 1934 les “polémistes” d’extrême droite dans la presse », selon Michel Mompontet :
1934, éditorial de l’Hebdo de la jeunesse catholique française © DR
Comment redresser les mœurs de la France ?
Ce papillon « fut adressé par un des jeunes Avignonnais qui le collèrent sur les affiches annonçant une représentation de “La Vedette Noire” dans la capitale provençale. »
Et le journaliste d’ajouter : « N’est-ce pas la meilleure réponse à l’enquête de l’Intransigeant, qui pose ces jours-ci, à différentes personnalités, cette question : Comment redresser les mœurs de la France ? Ce n’est que le côté négatif de la campagne à entreprendre pour ce redressement, mais n’est-ce-pas [sic], aujourd’hui, le plus urgent ? Celui de la formation viendra ensuite, quand on aura aboli la neutralité scolaire. Jeunes d’Avignon, vous donnez l’exemple : sachez que vous n’êtes pas les seuls en France. » Cet article de 1934 a, de nos jours, de terrifiques échos et des résonances troublantes.
Joséphine Baker dansant avec sa ceinture de bananes dans la Revue « Folie du jour » aux Folies-Bergère, à Paris en 1926. © Roger Viollet
Dans une France coloniale à la fois en proie aux préjugés racistes et fascinée par l’exotisme, Joséphine incarne un symbole ambigu, qui prône aussi la libération des femmes. À l’époque, une véritable mode l’entoure : elle lance une gamme de produits de beauté à son nom, sa coiffure à la garçonne est largement reprise et copiée.
De nos jours, sa fameuse ceinture de bananes taxée d’infamie lui vaut moins de détracteurs que ne lui valent de thuriféraires son engagement multiforme : ses mérites sont nombreux, allant d’une carrière de vedette du music-hall jusqu’à un rôle important dans le cadre de la Résistance, ainsi que d’œuvres humanitaires. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle doit sa panthéonisation.
« I have a dream »
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, la meneuse de music-hall refusa de chanter devant l’occupant nazi. Après l’Appel du 18 Juin du général de Gaulle, elle servira de couverture à Jacques Abtey, chef du contre-espionnage militaire à Paris au service des Forces françaises libres. Devenu son « impresario », il se déplace avec elle, sous la fausse identité de Jacques Hébert, avec d’autres agents sous couverture.
Elle profite aussi de ses tournées internationales pour transmettre des rapports cachés à Londres. Pour ce faire, elle glisse des messages codés à l’encre sympathique, invisible donc, dans ses partitions, et parfois même transporte ces notes compromettantes dans son soutien-gorge. En 1963, Joséphine prend part à la marche menée par Martin Luther King sur Washington où le pasteur activiste anti-ségrégation lança son vibrant « I have a dream ». C’est la seule femme à tenir une allocution à la tribune au côté du militant pour les droits civiques. « Dans mon pays en France, on vit en pleine liberté », lance-t-elle en guise de préambule à son discours, vêtue de son uniforme de femme de l’armée de l’air française, relate France 3.
« Vous êtes enfin un peuple uni. Vous êtes à la veille de la victoire totale. Continuez, vous ne pouvez pas échouer, le monde est avec vous », a-t-elle alors déclaré. La veuve du défenseur des droits de l’homme lui aurait même demandé de reprendre le flambeau après l’assassinat de son époux, relève France Culture.
28 août 1963, en uniforme militaire, Joséphine Baker participe à la Marche vers Washington.© DR
« Son image auprès de la communauté noire-américaine a évolué »
Membre de la Ligue internationale contre le racisme, Joséphine a toutefois été marginalisée par les militants afro-américains durant des années après cette marche. « Elle était incomprise », explique à l’AFP Michell Chresfield, chercheuse en histoire à l’Université de Birmingham. « On lui reprochait d’avoir repris les clichés racistes visant les Noirs. Elle était perçue comme une diva pas très respectable. » Mais au fil des années, son image auprès de la communauté noire-américaine a évolué : en 2006, la superstar Beyoncé lui rend hommage en arborant, lors d’un concert, une ceinture de bananes.
À l’occasion d’une tournée dans l’Amérique encore raciste des années 1950, elle fut l’une des premières chanteuses à exiger de se produire devant un public mixte, noir et blanc. Le 20 mai 1951, à Harlem, elle avait eu le courage de prononcer un vibrant discours contre la ségrégation raciale après avoir fendu la foule debout dans une voiture décapotable.
Joséphine Baker en décapotable à Paris © DR
Donner son corps à un esclave, cela veut dire lui donner sa liberté, l’affranchir, l’émanciper.
Certes Joséphine dansait avec une ceinture de bananes mais avec distanciation, en roulant des yeux. Elle se déhanchait à demi nue mais en faisant les gros yeux et force clins d’œil au blackface, forme théâtrale américaine où un comédien blanc grimé en Noir incarnait une caricature stéréotypée de personne noire. Après avoir pris de l’ampleur au XIXe siècle aux États-Unis, le blackface était devenu une pratique à part entière au début du XXe siècle, jusqu’à disparaître à partir des années 1960 à la suite du mouvement afro-américain des droits civiques.
Le côté parodique de ses mimiques clownesques fera plus que le sel de ses danses sensuelles et frénétiques. Née à Saint-Louis, dans le Missouri, territoire de l’ancienne Louisiane française qui, en 1818, s’apprêtant à devenir le 23e État des États-Unis, demanda le droit de pratiquer l’esclavage, Joséphine est une descendante de personnes esclavées – je préfère employer ce terme, qu’utilise Ronsard, car nul n’est esclave par nature. Que signifie, dans le Journal de Pierre Dessalles, La vie d’un colon à la Martinique au XIXe siècle, l’expression « donner son corps » ? Donner son corps à un esclave, cela veut dire lui donner sa liberté, l’affranchir, l’émanciper.
En créole, on utilise énormément le mot « corps » ; nous n’avons guère de pronoms personnels réfléchis. Par exemple, « Je me baigne » se dit Man ka benyen kò mwen, mot à mot « Je baigne mon corps ». L’esclave ne se possédait pas lui-même, son corps appartenait à son maître, mais, grâce à la langue créole, l’esclave se réappropriait sa propre personne ; par la langue, l’esclave reprenait possession de son corps. Le créole libérait par le verbe, la langue donnait son corps à l’esclave. En montrant son corps, en donnant son corps aux regards, Joséphine opère la suprême libération. En exhibant ses formes, elle pratique une forme de marronnage ; marronne elle brave les tabous. Sa danse est une danse marronne.
Ambiguë, Joséphine ? Un perpétuel questionnement. « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! », dixit Fanon dans la superbe clausule de Peau noire, masques blancs. Mieux vaut être L’autre qui danse, même dénudée, plutôt qu’un corps qui se prend les pieds dans ses racines et dans l’inanité. « Osez Joséphine » dixit Bashung. Fi du Joséphine bashing !
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